Sous deux tonnes d’acier
Visite de l’imprimerie artisanale Ex Anima, quartier des Chartrons à Bordeaux, à la rencontre de Claire Selosse et de ses machines qui donnent une âme au papier.
© Claire Selosse. Gravure : Hinderer + Mühlich
Plastique de pacotille aux grincements douloureux, logiciels capricieux, obsolescence programmée : rares sont les machines qui ont aussi peu de charisme que les imprimantes numériques. A contrario, mécanique et déconnectée, l’impression typographique offre un paysage artistique et culturel ravissant que l’on peut encore contempler dans de rares ateliers.
Claire Selosse, initialement formée à la gravure, s’est associée à Rizwan Fatahu, spécialiste en production imprimée, pour créer Ex Anima, un atelier d’impression, de dorure et de gaufrage. Ils réalisent de la communication de luxe, des faire-part et des tirages artistiques, grâce au travail complice de quatre presses mécaniques d’impression typographique : une presse Marshall et des Heidelberg Ofmi.
L’impression typographique actuelle reste essentiellement la technique inventée par Gutenberg au 15e siècle. Des formes en relief, nommées « clichés », sont pressées contre le papier pour y appliquer de l’encre ou de l’or en feuille. « Aujourd’hui, la dorure utilise davantage des pigments en rouleaux que des métaux précieux. Les clichés, eux, sont souvent en magnésium sculpté à l’acide nitrique et peuvent être livrés à l’atelier du jour au lendemain. Les clichés en laiton, plus fins et durables, sont sculptés mécaniquement et représentent des jours de travail », explique Claire Selosse.
La particularité de l’impression typographique est de fouler le papier, c’est-à-dire d’y creuser une empreinte due à la pression mécanique. Cet effet de relief est aujourd’hui très recherché, apportant de la distinction au produit. Pourtant, traditionnellement, l’imprimeur de talent évitait de fouler et déposait l’encre avec douceur. Face au numérique, l’esthétique évolue : l’œil cherche maintenant la patte de l’artiste, la marque de son outil. Claire Selosse développe donc ses propres techniques pour accentuer le foulage.
Mécanique obsédante
Son corps même s’est adapté aux machines. Son bras gauche est devenu beaucoup plus fort que le droit. « C’est Raphaël Nadal maintenant », plaisante son associé. Les machines sont aussi dans sa tête. Les sons mécaniques rythmés et précis la bercent toute la journée ; le bruit du papier la suit jusque dans ses nuits.
En filigrane subsiste aussi la volonté de faire perdurer un artisanat, un savoir-faire. Ces presses ne sont plus produites et beaucoup se perdent. « On entend dire que des écoles d’imprimerie ne conservent plus leurs presses mécaniques », déplore Claire Selosse. Avec les machines qui restent se tissent alors des liens émotionnels. Irremplaçables, elles sont choyées. Elles deviennent de vraies collègues, elles ont une âme. « La plus grande émotion, nous confie l’imprimeuse, c’est d’entendre ronronner tant de puissance, tant de pression à chaque à-coup, et de voir sortir une telle finesse de deux tonnes d’acier. »