Dompter les protons avec Actar
Aux environs de Bordeaux, des chercheurs pilotent une machine unique au monde « pour étudier des atomes tellement instables qu’ils ne devraient pas exister ». Explications avec Jérôme Giovinazzo, responsable du projet Actar au CENBG [1].
©Jérôme Giovinazzo
«La matière est composée d’atomes, qui sont des particules relativement stables, mais pas toujours. » La radioactivité est le phénomène naturel résultant de la transformation spontanée de noyaux d’atomes instables en une forme plus stable. En se transformant ainsi, un tel noyau émet des radiations et donne naissance à un noyau fils, en libérant habituellement une seule particule : soit un noyau d’hélium, soit un électron, soit un positon. Or, les atomes observés par l’équipe de Jérôme Giovinazzo émettent de la radioactivité par libération de deux protons, un phénomène conceptualisé théoriquement par un scientifique russe dans les années 1960. Au début des années 2000, les premières détections de cette équipe bordelaise ont confirmé le phénomène : « C’est la découverte et l’exploration de terres inconnues ! », et une première mondiale.
Ce type de phénomène est étudié au moyen de détecteurs de particules. Comprendre cette nouvelle radioactivité nécessitait d’en concevoir un spécifique, capable à la fois de décrire les trajectoires des protons et d’évaluer l’énergie émise par la réaction. Mais développer ce type d’appareil suppose des centaines d’heures passées devant un écran d’ordinateur, pour élaborer les modèles nécessaires puis pour décrypter les données obtenues. Quant aux essais, ils imposent de s’enfermer jour et nuit en équipe dans des sites d’expérimentation rares et lointains, « pour ajuster et bricoler la machine, une seule expérience pouvant durer plus d’une semaine sans voir la lumière du jour ». Mieux vaut être passionné par la physique des particules et ne pas avoir de contraintes familiales, surtout quand la recherche publique souffre d’une érosion d’effectifs...
Faire exploser les noyaux
En 2012, deux équipes françaises ayant chacune construit un appareil se sont associées. Après six années de développement, leurs travaux ont donné naissance à Actar, un nouveau détecteur qui a aussitôt enregistré ses premières mesures. Excepté un équivalent américain, les autres modèles existant à travers le monde ne sont pas encore opérationnels.
Produits lors de collisions très violentes dans un accélérateur de particules, les noyaux d’atomes qui sont envoyés dans Actar y sont freinés par un gaz et se transforment en quelques millièmes de secondes, par « radioactivité deux protons ». Aujourd’hui, tous les aspects techniques sont validés et une expérience est prévue au printemps 2019 au grand accélérateur national d’ions lourds de Caen (Ganil). Ensuite, d’autres sont envisagées au Japon, en Allemagne, en Suisse, au Canada...
Le but de l’équipe est à la mesure de l’effort fourni : « C’est pour connaître les forces fondamentales de la nature et ainsi comprendre comment se forment la matière, les étoiles, l’Univers... », l’exploration de terres inconnues, en somme.
[1] Centre d’études nucléaires de Bordeaux - Gradignan
Guillaume Girard